P. Müller: La Suisse en crise (1929-1936)

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Titel
La Suisse en crise (1929-1936). Les politiques monétaire, financière, économique et sociale de la Confédération helvétique


Autor(en)
Müller, Philipp
Erschienen
Lausanne 2010: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
818 p.
Preis
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Christophe Farquet

En contexte de crise économique, les comparaisons historiques avec la Grande Dépression sont devenues un exercice incontournable. La parution de la thèse de doctorat de Philipp Müller, qui porte sur les politiques suisses de lutte contre la récession des années 1930, arrive en ce sens à point nommé. Fruit du dépouillement de quatorze fonds d’archives, complété par un survol exhaustif de la littérature existante sur le sujet et par un travail important de compilation de statistiques, cet ouvrage colossal de plus de 800 pages sort remarquablement de la mêlée. Philipp Müller offre une vision aussi précise que tranchée de la thématique, tout en évitant les écueils de la technicité et du jargon économiques. Décortiquant l’élaboration intérieure de la politique helvétique – au coeur de la «salle des machines de l’État fédéral» – le livre s’inscrit ainsi dans la continuité des travaux de sociologie financière historique de la Suisse, amenés par Jakob Tanner, Cédric Humair et Sébastien Guex, le directeur de thèse de Müller1. À mi-chemin entre les monographies spécialisées et les ouvrages généraux sur la Suisse de l’entre-deux-guerres, ce texte comble une lacune historiographique et saura s’imposer, à n’en pas douter, comme une référence dans un champ de recherche encore en friche.

Le propos central de La Suisse en crise consiste à expliquer l’inertie de la politique économique helvétique durant la Grande Dépression. Alors qu’à l’étranger les années 1930 sont caractérisées par un développement important de l’interventionnisme étatique, à l’instar du New Deal américain, associé souvent à des tournants politiques déterminants, de l’avènement du nazisme à celui du Front populaire, la Confédération helvétique se distingue inversement par un conservatisme rigide. Jusqu’à tard dans la décennie, les milieux dirigeants suisses ne s’écartent en effet pas d’un programme économique orthodoxe qui se centre autour de trois objectifs. Premièrement, la stabilité du franc suisse est défendue coûte que coûte, ce qui implique deuxièmement une politique déflationniste de réduction des salaires pour faire face à la concurrence étrangère et, troisièmement, la limitation du développement de la sphère étatique par l’application de plans d’austérité budgétaire. Durant les premières années de crise, cette orientation libérale précipite certes la chute des exportations, pénalisées par la force de la monnaie, la montée du protectionnisme en Europe et la baisse de la demande extérieure, mais le niveau de l’emploi se contracte encore relativement faiblement en comparaison internationale. Le secteur de la construction, dopé par l’afflux de capitaux européens cherchant refuge en Suisse, connaît même un boom éphémère.

Dès 1932-1933, l’édifice orthodoxe craque. La plupart des grandes banques suisses, en proie à des difficultés considérables sur les marchés extérieurs, sont restructurées, tandis que le chômage dans l’industrie atteint des niveaux inégalés jusqu’alors. En conséquence, l’intervention de l’État s’étend tout de même au cas par cas. La Confédération supporte financièrement les entreprises d’exportation, régule par le biais des accords de clearing les échanges commerciaux avec l’étranger et soutient activement les prix agricoles. La politique sociale reste cependant largement absente de cet « interventionnisme sélectif ». La majorité des salariés ne bénéficie d’aucune assurance vieillesse et le principal instrument de lutte contre le chômage consiste en la restriction de l’emploi de la main-d’oeuvre immigrée. Dans la dernière phase de la crise, entre 1934 et 1936, la politique économique suisse va imploser sous les pressions internes et externes. Sur le plan intérieur, le bloc bourgeois se fissure entre, d’une part, les velléités du patronat de redoubler la déflation et la rigueur budgétaire et, d’autre part, les exigences de son aile paysanne et artisane qui prône un accrois sement de l’aide étatique. Les séductions produites par l’idée d’un passage à un modèle corporatiste au sein de la petite bourgeoisie, tout comme le rapprochement entre certaines franges du monde agricole et la gauche, témoigne de cette fragmentation de la droite traditionnelle. Surtout, la défense du franc fort semble constituer de plus en plus un objectif insoutenable et obsolète à mesure que les autres pays abandonnent la parité monétaire. Faisant suite à la dévaluation du franc français, la monnaie suisse est finalement découplée de sa valeur or en septembre 1936, ce qui offre les possibilités d’une reprise timide avant la Seconde Guerre mondiale.

La narration de la dépression de Philipp Müller n’est pas totalement innovante. L’éclatement tardif de la crise en Suisse, le consensus autour de la défense du franc fort ou les interventions étatiques pour secourir les entreprises helvétiques avaient déjà fait auparavant l’objet d’études historiques. Ce n’est pas le moindre intérêt de cette thèse que de regrouper et de superposer les différentes dimensions de la politique de crise en un seul ouvrage. Toutefois, s’appuyant sur une documentation de première main très riche, l’étude de Müller renouvelle aussi l’historiographie helvétique sur plusieurs aspects. Elle présente pour la première fois une analyse contrastée de la politique fiscale des années 1930, qui met en évidence durant la crise l’obsession de l’équilibre budgétaire chez les dirigeants suisses qui n’a d’égale que leur aversion pour l’imposition directe fédérale. Elle réunit des données inédites ou peu accessibles sur un spectre très large de thématiques, qui vont de la réorganisation du paysage industriel à la structure des échanges extérieurs en passant par l’assistance sociale et le chômage. À un niveau plus général, elle questionne habilement les interprétations fondées sur la mentalité pour expliquer l’attachement à l’étalon-or monétaire en Europe dans l’entre-deux-guerres. L’ouvrage démontre d’un côté que, dès 1933, les banques helvétiques n’hésitent pas à spéculer contre le franc suisse, alors que les industries des machines prennent des mesures financières pour parer à l’éventualité d’une dévaluation. De l’autre côté, dans les débats politiques, la défense du franc fort constitue simul ta nément une arme efficiente en mains de ces mêmes milieux pour justifier les baisses de salaires et les restrictions budgétaires.

Il est vrai que le lecteur de La Suisse en crise sera quelque peu désorienté par le fait que l’ouvrage de Philipp Müller a tendance à s’engouffrer dans trop de pistes, ce qui affaiblit sa ligne argumentative. Il notera parallèlement que la sortie de crise à partir de 1936 est quant à elle survolée en trois courtes pages. Au niveau méthodologique, on pourra aussi objecter que, si la thèse se réclame de la sociologie financière, elle n’offre que très peu d’informations sur le «noyau hégémonique», formé des quelques acteurs politiques, administratifs et patronaux qui régissent la politique économique suisse de l’époque. Enfin, on regrettera que l’auteur n’ait pas plus mis à profit l’abondante littérature étrangère pour questionner la spécificité du cas helvétique, qui semble parfois être plutôt postulée ici que démontrée. À quel point la conduite de l’économie suisse se démarque-t-elle véritablement de celle d’autres petites puissances européennes, comme la Belgique ou les Pays-Bas, qui suivent une politique monétaire similaire au début de la dépression? Mais ces critiques seront rapidement éclipsées par la rigueur scientifique et la richesse interprétative de ce très solide travail d’histoire économique, en résonance avec les cures d’austérité actuelles.

1 Jakob Tanner, Bundeshaushalt, Währung und Kriegswirtschaft. Eine finanzsoziologische Analyse der Schweiz zwischen 1938 und 1953, Zurich: Limmat Verlag, 1986; Cédric Humair, Développement économique et État central (1815-1914). Un siècle de politique douanière suisse au service des élites, Berne: Peter Lang, 2004; Sébastien Guex, La politique monétaire et financière de la Confédération suisse 1900-1920, Lausanne: Payot, 1993; Sébastien Guex, L’argent de l’État. Parcours des finances publiques au XXe siècle, Lausanne: Réalités sociales, 1998.

Citation:
Christophe Farquet: Compte rendu de: Philipp MÜLLER, La Suisse en crise (1929-1936). Les politiques monétaire, financière, économique et sociale de la Confédération helvétique, Lausanne: Antipodes, 2010. Première publication dans: Revue historique vaudoise, tome 119, 2011, p. 339-341.

Redaktion
Veröffentlicht am
13.07.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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